Un monde immense - Comment les animaux perçoivent le monde
Samedi 22 Juin 2024 Lecture 51232Thierry Jourdan
En 1909, Jacob Von Uexküll publie un ouvrage nommé l'Umwelt, mot qui désigne une bulle sensorielle, un rapport à son environnement que chaque individu membre d'une espèce, à chaque instant expérimente.
Si les humains voient certaines couleurs, d'autres espèces ne voient pas la même couleur, ou bien ne voient pas du tout, ne voient pas les couleurs ou voient d'autres longueurs d'onde. Si les humains voient par leurs yeux, d'autres espèces voient par d'autres organes ou d'autres récepteurs. Et quoi de commun entre les yeux de calmars, d'araignées sauteuses, de mouches tueuses ou d'humains possédant deux, trois ou quatre types de cônes ?
Notre Umwelt est limité et nous est propre : sommes-nous capables de pénétrer dans l'Umwelt d'une autre espèce ? L'illusion est de penser que notre Umwelt nous permet d'accéder aux sensations d'un requin ou d'un rouge-gorge. Une Umwelt ne peut s'étendre infiniment car elle a un coût énergétique et aucune espèce ne peut se permettre d'exploiter tout le temps de nombreuses voies sensorielles simultanément.
Ed Young nous permet d'entrevoir d'autres Umwelt par un panorama sensoriel qui fait sens au travers de logiques évolutives et opérationnelles dans leur milieu.
A la question de savoir combien il existe de sens, notre sens commun fait erreur : Aristote avec ses cinq sens avait « oublié » la proprioception ou le sens de l'équilibre chez l'humain. Mais si on aborde l'écholocalisation, l'électro-toucher, la magnétoréception, l'organe voméronasal différent de la réception des odeurs, si l'on aborde une trompe d'éléphant aux multiples fonctions sensorielles et motrices, alors nous commençons à nous confronter aux limites de notre connaissance et à nos capacités à nous mettre à la place d'un autre.
Nous ne savons pas encore tout à fait à quoi peut bien servir l'organe sensoriel riche en mécanorécepteurs, gros comme un pamplemousse, du menton des rorquals. Les chercheurs pensent que lorsqu'ils engloutissent 70000 litres d'eau pour se nourrir, cet organe a un rôle de coordination des mécanismes nécessaires à garder les proies tout en expulsant l'eau.
Certains coléoptères sont si attirés par la chaleur qu'ils se ruent vers les feux de forêt à l'aide d'un organe sensoriel sous forme de sphères sensibles aux infrarouges qui en se dilatant stimulent des neurones sensibles à la pression. Mais pourquoi se ruent-ils ? Pour s'accoupler, que la femelle dépose ses oeufs dans des troncs calcinés et que les larves xylophages se régalent d'un bois facile à absorber.
Mais pourquoi donc nos yeux d'humains avaient-ils été si attirés par le paon mâle et sa roue alors même que nous n'avions eu aucun regard pour les plumes de la crète des femelles qui entraient en résonnance à 25,7Hz. Une araignée du Japon nommée l'orbitèle, ajuste la taille de sa toile en fonction de sa proie : elle pense avec sa toile et en transformant la soie, elle transforme ainsi son esprit. Avait-on idée que des écailles de crocodiles étaient aussi sensibles que le bout de nos doigts ?
Il n'est pas obligatoire de voyager loin pour contempler la nature. Elle est là, dans nos jardins, dans les prés ou forêts près de chez nous ou dans tous petits carrés végétaux des villes : vous étiez-vous posé la question de savoir comment les bourdons ou abeilles collectaient le pollen (par l'électricité statique) ? Aviez-vous imaginé que des petits insectes nommés membracides communiquaient entre eux, par des vibrations transportées par les végétaux ? Que ces vibrations sont réceptionnées par des équivalents de notre tympan ? Que les têtards des rainettes éclosent et sortent de leurs oeufs prématurément quand ils sont proches d'être mangés par un serpent ?
Le bec du bécasseau, la tête des requins marteaux et poissons-scies ou la paume d'une loutre ont en commun une sensibilité hors du commun leur permettant de détecter les proies invisibles. Nous n'avons pas évoqué les poissons chats dont la peau entière est une ode à la gustation identique aux bouts des pattes des papillons, ou la ligne latérale des poissons qui s'apparente à un toucher à distance.
Nous attirons aussi l'attention sur les parties concernant nos animaux de compagnies et notamment le chien dont la truffe serait sensible aux infrarouges ou que les fentes latérales des narines permettent de faire circuler davantage de molécules odorantes à chaque respiration, et qui montrent que nous, vétérinaires, n'accordons pas suffisamment d'importance aux recherches en éthologie ou en biologie des sens.
Ed Young n'a pas écrit seulement un livre d'anecdotes ou une compilation de vignettes biologiques. Il écrit pour accroître la curiosité des lecteurs, pour susciter de l'étonnement, une envie de mieux connaître et de respecter le vivant, une appétence pour comprendre de l'intérieur un autre, et en conséquence de mieux apprécier les besoins de chaque espèce.
La mer, contrairement à ce qu'écrivait le commandant Cousteau, n'est pas un monde du silence. Elle devient malheureusement un monde trop bruyant au travers du transport maritime ou des besoins militaires. La terre n'est plus qu'un archipel pour la nature et ses habitants, nous déconnectant des autres espèces et effritant la résilience des vivants.
Ed Young écrit : « La pollution affectant nos sens est la pollution de la déconnexion. Elle nous détache du cosmos. Elle noie les stimulus qui relient les animaux au monde autour d'eux et aux autres animaux. En rendant la planète plus lumineuse et plus bruyante, nous l'avons fragmentée. En rasant les forêts pluviales et en blanchissant les récifs coralliens, nous mettons en danger les environnements sensoriels. Cela doit cesser. Nous devons préserver le calme et sauver la nuit ».
Le monde est immense. Agrandissons le monde en agrandissant nos connaissances. Grandissons-nous en prenant conscience de nos limites. Ne rétrécissons pas ce qui existe et honorons chaque Umwelt et le global Umwelten.