Les grands animaux : des alliés contre le changement climatique
Biodiversité-Faune sauvage 44171© Pascale Bradier-Girardeau
Hélène SOUBELET
La perte de biodiversité est aujourd'hui massive et généralisée dans tous les écosystèmes, en abondance d'espèces (nombre d'individus au sein d'une population), en diversité (nombre d'espèces différentes dans un écosystème), ou encore, en termes de biomasse.
Alors qu'ils étaient dominants il y a 100 000 ans, aujourd'hui les mammifères sauvages représentent 4 % de la biomasse des mammifères, les hommes, 36 % et nos animaux domestiques, 60 % (cf. fig. 1 et 2 et encadré 1).
La perte de biodiversité est une menace pour les sociétés humaines : il est à présent bien établi qu'elle induit une fragilisation, voire la disparition, de certaines fonctions écologiques, elles-mêmes fondement des services que l'homme retire des écosystèmes (cf. fig. 3).
A travers plusieurs exemples, une équipe de chercheurs britanniques, danois et américains a examiné comment et pourquoi la perte des grands animaux entraîne une baisse de la capacité des écosystèmes à stocker du carbone et à lutter contre le changement climatique (Malhi et al. 2022). Cet article fait la synthèse de leurs travaux.
MODIFICATION DES ÉQUILIBRES DES COMMUNAUTÉS VIVANTES
Les grands herbivores impactent la structure des communautés végétales par dispersion de certaines graines, introduction de graines en provenance d'autres écosystèmes et par broutage sélectif stimulant et orientant à court terme la végétation pâturée vers des espèces tolérantes au pâturage, avec des réponses compensatoires conduisant à une augmentation de l'allocation et de la stabilisation du carbone souterrain.
- Dans les forêts tropicales, les grands herbivores augmentent la biomasse aérienne des arbres de 26 à 60 tonnes par hectare en réduisant la concurrence des arbres juvéniles et en favorisant la dispersion des espèces d'arbres à grosses graines qui vivent longtemps, ont une forte densité de bois et une biomasse élevée.
- Dans les systèmes avec des herbivores vulnérables à la prédation, les grands carnivores peuvent réduire globalement la consommation de végétaux, entraînant une augmentation nette de la biomasse végétale et du stock de carbone. D'autre part, la prédation des mésoherbivores peut accroître les ressources alimentaires pour les grands herbivores et entraînent une augmentation globale de la biomasse animale, comme par exemple à Yellowstone où l'augmentation des bisons a compensé la diminution des wapitis partiellement induite par les loups (Beschta et al., 2020).
INFLUENCE SUR LE CYCLE DES NUTRIMENTS
Les grands animaux, de par leur taille, ajoutent plus d'azote au système sol, via les fèces et les urines, ce qui peut augmenter la respiration des microorganismes et la production de protoxyde d'azote. Cependant, ils transforment également les écosystèmes et accroissent la disponibilité des nutriments dans le sol, augmentant sa biodiversité et la diversité de leurs modes de recyclage. Ils favorisent ainsi l'augmentation à long terme de la fertilité des sols et du métabolisme des écosystèmes.
L'accélération du recyclage des nutriments terrestres par les animaux est plus prononcée dans les régions où la voie de décomposition de la litière est limitée par des facteurs abiotiques (froid ou conditions arides).
- Plusieurs articles soutiennent que les baleines et d'autres vertébrés à respiration aérienne contribuent à la production primaire. Lorsqu'elles plongent pour se nourrir, les baleines apportent de l'énergie mécanique à l'océan par effet de mélange qui peut être particulièrement important dans des conditions stratifiées ou lorsqu'il y a peu de vent. Les baleines peuvent également transporter des nutriments vers les eaux de surface en libérant des panaches fécaux et de l'urine dans leurs zones d'alimentation, lorsqu'elles respirent, digèrent, métabolisent ou se reposent à la surface de l'océan ou à proximité. Cette « pompe à baleines » joue probablement un rôle dans l'amélioration de la productivité dans les points chauds biologiques (c'est-à-dire les régions à forte biodiversité).
STOCKAGE DE CARBONE DANS LES SOLS
L'impact des grands animaux sur les stocks de carbone du sol varie en fonction de multiples paramètres (différences entre les biomes, les échelles, les assemblages et densités d'herbivores et l'adaptation des communautés du sol).
Les grands herbivores peuvent également améliorer le stockage de carbone à long terme dans les écosystèmes en améliorant la persistance aux perturbations, principalement par la fixation d'une plus grande partie du carbone dans des bassins de sol résistants.
- Les herbivores peuvent aider à préserver le carbone du sol en maintenant le permafrost dans l'Arctique. En effet, dans les biomes froids, les grands herbivores réduisent la couverture neigeuse hivernale par le piétinement et la recherche de nourriture. Cette activité expose les communautés microbiennes du sol à des températures hivernales froides, ce qui réduit leur activité, crée des conditions de sol plus sèches lors du dégel printanier et entraîne une diminution des émissions de méthane et de protoxyde d'azote.
- Ils maintiennent également le carbone souterrain dans les écosystèmes sujets aux incendies, en stabilisant le carbone du sol par le biais du brassage du sol et par les activités de la macrofaune du sol qui leur est associée (par exemple, les vers de terre, les bousiers).
STOCKAGE DE CARBONE DANS LES SÉDIMENTS
Il existe deux types de réservoirs persistants de carbone dans le milieu marin, les écosystèmes côtiers (herbiers, mangroves et forêts de laminaires) et la haute mer. Contrairement aux écosystèmes terrestres, leur étendue spatiale est limitée et l'ampleur du stockage est moins bien connue.
Le phytoplancton stocke peu de carbone, a une faible étendue spatiale, une durée de vie courte, mais il est cependant à l'origine d'environ 40 % de la production primaire de la Terre. La particularité de ce processus est le transfert rapide vers les sédiments marins. Le flux de débris organiques de la surface vers l'océan profond (le puits de carbone biotique océanique) où ils sont largement isolés du cycle global du carbone à court terme, peut constituer un important processus d'atténuation du changement climatique. De même, le carbone stocké dans la biomasse des macroalgues et exporté vers les écosystèmes des profondeurs océaniques est également considéré comme un des plus prometteurs puits de carbone à long terme.
Dans un article publié en 2014, Roman et al. décrivent plusieurs mécanismes écologiques par lesquels les baleines influencent le stockage du carbone dans les sédiments.
Tout d'abord, l'efficacité métabolique des baleines est plus importante que celle des animaux plus petits, avec des gains d'échelle. Ainsi, avec une production primaire constante, la réduction des populations de baleines à fanons réduit le potentiel des écosystèmes marins à retenir le carbone, à la fois dans la biomasse vivante et dans les carcasses qui coulent au fond de l'océan.
- Une baleine stocke ainsi jusqu'à 33 tonnes de dioxyde de carbone au cours de sa vie. À titre de comparaison, l'étude du FMI avec le Great Whale Conservancy note qu'un arbre absorbe autour de 21 kg de CO2 par an.
- Il est estimé qu'avant la chasse commerciale, entre 53 à 86 % de la production primaire de l'océan Pacifique Nord étaient consommés par les populations de grandes baleines. De même, la production primaire a sans doute été plus élevée dans le passé, car les baleines agissent aussi sur le recyclage des nutriments, notamment le transport de l'azote et du fer indispensable au phytoplancton dans leurs excréments.
Les baleines, en raison de leur grande taille, concentrent l'énergie et les nutriments dans les environnements océaniques où ces ressources sont autrement très dispersées et souvent limitées. Le déclin des grandes baleines a probablement eu un large éventail d'effets indirects, notamment sur leurs prédateurs, les épaulards qui ont décliné ou ont élargi leur spectre de proies, avec une diminution conséquente de ces populations (phoque, otaries, loutres de mer).
- Sous la pression de prédation des épaulards et de la chasse pour leur fourrure, les loutres de mer (Enhydra lutris) ont rapidement disparu du sud-ouest de l'Alaska au cours des 30 dernières années. Par rebond, le déclin des loutres de mer a favorisé la prolifération des oursins herbivores Strongylocentrotus polyacanthus, provoquant une augmentation de leur taux d'herbivorie et le déclin des forêts de varech côtières, puis la réduction de la productivité primaire et des populations de poissons côtiers ainsi qu'une diminution de la séquestration marine de carbone (Wilmers et al. 2012).
- Les effets des déclins des pinnipèdes (otaries, phoques) sont moins bien connus. Dans l'océan Pacifique Nord ils se nourrissent de poissons, comme la morue, qui eux-mêmes se nourrissent de poissons fourrages plus petits et de crustacés néritiques et benthiques. L'effondrement des pinnipèdes peut avoir modifié l'équilibre de l'écosystème, passant d'un écosystème dominé par les crustacés à un écosystème dominé par les poissons après l'effondrement.
ÉMISSIONS DE MÉTHANE
Le méthane (CH4) est considéré comme le deuxième gaz à effet de serre le plus important. Bien qu'il soit 200 fois moins abondant que le dioxyde de carbone atmosphérique, il est 84 fois plus efficace pour piéger le rayonnement à l'échelle décennale et 28 fois plus efficace à l'échelle de 100 ans. Le protoxyde d'azote (N2O) est, quant à lui, un gaz à effet de serre 265 fois plus puissant que le dioxyde de carbone (cf. fig. 4).
Les écosystèmes des zones humides, en particulier sous les tropiques, sont les plus grandes sources naturelles de méthane atmosphérique, produit pendant le métabolisme anaérobie microbien.
Dans les zones humides, les herbivores peuvent accélérer la transition d'un milieu arbustif et arboré à un milieu dominé par les plantes herbacées avec des réseaux de racines denses et diffus.
Dans les sols saisonnièrement gorgés d'eau, ces systèmes dominés par les graminées et les herbacées ont des taux de transpiration plus élevés et une couche arable plus sèche que celle des systèmes dominés par des plantes ligneuses, ce qui peut réduire la production de méthane. Néanmoins, ce phénomène peut être compensé, voire annulé, par l'augmentation des émissions de CO2 dans l'atmosphère due à une plus grande respiration des micro-organismes du sol.
A l'inverse, dans les sols gorgés d'eau de manière permanente les herbivores peuvent augmenter les émissions de méthane par la perturbation générée par le pâturage.
Le méthane est également un produit de la décomposition microbienne des hydrates de carbone (principalement la cellulose) dans le tube digestif des herbivores. Ce processus est particulièrement important pour les ruminants qui hébergent de grandes populations de bactéries et de protozoaires dans leur rumen. La quantité de méthane produite par animal dépend de la taille, du régime alimentaire et de la physiologie digestive. Les herbivores monogastriques, pour lesquels les processus de fermentation ont lieu dans l'intestin (porcs, chevaux) émettent beaucoup moins de méthane que les ruminants de taille similaire.
À l'échelle mondiale, on estime que :
- les émissions mondiales de méthane sont de 600 Tg par an,
- les mammifères sauvages émettent 13 Tg de méthane par an, soit 2,2 % des émissions globales, (contre 140 Tg de méthane par an avant les extinctions du Pléistocène supérieur),
- les animaux domestiques émettent 115 Tg de méthane par an, soit 20 % des émissions globales,
- la faune sauvage, même si elle augmentait significativement dans des régions où elle était auparavant absente, contribuerait probablement modestement aux émissions mondiales de méthane par rapport aux animaux domestiques.
MODIFICATION DE L'ALBÉDO
Au-delà de l'influence sur les concentrations de gaz à effet de serre, l'autre grand service d'atténuation du changement climatique par les écosystèmes est l'augmentation de l'albédo de la surface ou de l'atmosphère. L'albédo (blancheur en latin) est la part des rayonnements solaires renvoyés vers l'atmosphère. Une surface claire a un albédo élevé, elle se réchauffe lentement et renvoie une grosse partie des rayonnements. Une surface sombre a un albédo faible, absorbe une grande partie des rayonnements et se réchauffe plus vite.
En général, les herbivores terrestres augmentent l'albédo de surface en réduisant la couverture boisée par l'abroutissement et en exposant le sol nu, l'herbe ou la neige, qui ont un albédo plus élevé que la végétation ligneuse à couvert fermé.
- Par exemple, on estime que l'extinction des mammouths et d'autres espèces de mégafaunes de l'Arctique et l'expansion des arbustes (bouleaux, Betula ssp.) qui en a résulté, a augmenté les températures régionales en Sibérie et en Béringie jusqu'à 1°C.
Outre l'atténuation du changement climatique, l'augmentation de l'albédo peut aussi favoriser l'adaptation en réduisant les températures de surface locales.
L'impact des grands animaux affecte également les propriétés de réflexion indirecte de la Terre par action sur l'évapotranspiration qui, à son tour, peut avoir un impact sur le régime des incendies et les poussières. Ces dernières, avec les aérosols atmosphériques, refroidissent directement le climat en diffusant le rayonnement solaire et en créant des noyaux de condensation des nuages, qui tendent être plus réfléchissants et plus durables avec un albédo atmosphérique plus élevé.
Dans les systèmes marins, les grands animaux peuvent également avoir un impact sur l'albédo atmosphérique. Les grands animaux participent au cycle des nutriments et donc augmentent la productivité et la biomasse du phytoplancton qui à son tour, émet du sulfure de diméthyle. Ce dernier est oxydé en dioxyde de soufre et peut ensuite se condenser pour former des particules d'aérosol qui ont un effet de refroidissement direct en diffusant le rayonnement solaire et en agissant comme des noyaux de condensation des nuages.
- L'augmentation de la densité et de la couverture du phytoplancton a été à l'origine d'une diminution de l'albédo de la surface de l'océan et donc une augmentation de la température de la mer, amplifiant ainsi le réchauffement de l'Arctique.
MODIFICATION DU RÉGIME DES INCENDIES
Les incendies et la régénération qui en découle, font partie de la dynamique naturelle de nombreux écosystèmes.
- Les augmentations anthropiques nettes de la superficie et de l'intensité des incendies ont entraîné une libération nette de gaz à effet de serre, notamment un rejet net de 0,4 Pg de carbone dans l'atmosphère chaque année.
Le feu contribue également au réchauffement climatique par émission de dioxyde de carbone, de protoxyde d'azote et d'autres aérosols. Ce phénomène est susceptible de perdurer, car avec le changement d'usage des terres, le changement climatique allonge la saison des feux dans de nombreuses régions tropicales, subtropicales, méditerranéennes et boréales et augmente les déficits de vapeur d'eau et l'aridité qui favorisent les incendies intenses, en particulier dans les forêts.
En fonction de leur nature, de la densité de la population et de leurs modes d'alimentation, des conditions locales, les herbivores peuvent, soit faciliter le passage à des systèmes herbeux ouverts et plus inflammables, augmentant la fréquence des feux (ce qui peut faire baisser la couverture arborée), soit diminuer l'intensité des feux, ce qui réduit les incendies catastrophiques et augmente l'hétérogénéité spatiale de la couverture boisée.
En particulier, ils peuvent réduire le nombre, la propagation et l'intensité des feux dans les écosystèmes en réduisant la biomasse (en valeur absolue et en répartition), en consommant la végétation, en creusant et piétinant le sol et en formant des sentiers et des baissières qui agissent comme des coupe-feux naturels.
Les herbivores peuvent également réduire le risque d'incendie dans les zones précédemment non brûlées et donc non adaptées au feu, par exemple en réduisant la biomasse des herbes denses dans les sous-bois.
CONCLUSION
Si d'autres recherches sont indispensables pour mieux comprendre les processus clés et l'amplitude de ces effets, il est assez bien établi que protéger, restaurer ou introduire de grandes herbivores et des carnivores sauvages dans les biomes marins et terrestres devrait accroître la diversité des espèces et la complexité des écosystèmes.
Ces processus interviennent directement par leur présence, mais aussi indirectement par leurs impacts sur les producteurs primaires, les interactions prédateur-proie et la compétition qui affecte la diversité et la composition des espèces.
Les grands animaux peuvent également augmenter l'hétérogénéité d'un système, en perturbant la végétation, en retournant le sol, en aménageant leur niche écologique, en migrant sur des longues distances et en créant des microhabitats biotiques dans leur corps, cadavres et excréments. Une telle hétérogénéité facilite l'adaptation et l'établissement de nouvelles espèces et par effet cascade augmente la résilience du système et sa capacité à fournir des services écosystémiques variés, comme la régulation du changement climatique.