Les effets de la biodiversité au-delà des frontières de l'écosystème
Samedi 9 Avril 2022 Biodiversité-Faune sauvage 43768© Pascale Bradier-Girardeau
Hélène SOUBELET
Plus de 25 ans de recherche ont montré que la diversité biologique est un moteur clé du fonctionnement des écosystèmes. Il est ainsi établi que, indépendamment des conditions abiotiques qui jouent aussi leur rôle, la biodiversité est fortement corrélée à la production de biomasse, à la stabilité de la productivité primaire (voir, par exemple, Jucker et al., 2014), à l'efficacité d'utilisation des ressources, à une plus grande résistance aux espèces exotiques envahissantes (voir par exemple Tilman, 2014 ; Daam, 2019), à la décomposition des plantes (voir par exemple Mori, 2020).
Comme les écosystèmes sont connectés entre eux et fonctionnellement couplés, par hypothèse, la biodiversité a potentiellement un rôle au-delà des frontières de l'écosystème dans lequel elle se trouve.
L'EFFET TRANSFRONTALIER DES ÉCOSYSTÈMES
Selon la Convention sur la diversité biologique, un écosystème est un complexe dynamique formé de communautés de plantes, d'animaux et de micro-organismes et de leur environnement non vivant qui, par leur interaction, forment une unité fonctionnelle.
L'écologie scientifique a fait de la quantification de la relation entre la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes une des questions fondamentales de recherche et une des plus dynamiques.
La compréhension du rôle de la biodiversité a progressé en passant du décryptage de processus isolés à l'analyse de l'influence simultanée de la biodiversité sur de multiples processus écosystémiques, la mise en lumière des mécanismes sous-jacents, le développement des études mécanistes des interactions multitrophiques, la prise en compte, en plus de la richesse des espèces, du rôle de la diversité génétique, phylogénétique, fonctionnelle ou structurelle, ainsi que les modèles d'assemblage communautaire et les études sur les communautés naturelles qui ont mis en lumière les relations de fonctionnement de la biodiversité et des écosystèmes au-delà des enquêtes théoriques et expérimentales.
Cet effet transfrontalier, peu exploré, est au coeur des travaux de Michael Scherer-Lorenzen et al., publiés en 2021 dans le journal Trends in Ecology and Evolution, qui présentent plusieurs exemples de l'influence de la biodiversité entre les écosystèmes ou les paysages* présentés dans cet article.
Trois types de voies d'influences entre des écosystèmes donneurs et récepteurs sont proposés par les chercheurs de l'étude (cf. fig.1).
Il n'y a pas de règle générale pour caractériser les effets de la biodiversité sur l'écosystème receveur, ils peuvent être synergiques, réciproques ou antagonistes.
- Les effets chez le « bénéficiaire » seront généralement positifs lorsque les flux de ressources vers les écosystèmes « bénéficiaires » augmentent.
- Les effets sont généralement négatifs ou antagonistes lorsque les flux de ressources vers les écosystèmes « récepteurs » diminuent ou que la disponibilité des ressources est réduite.
Les effets dépendent des conditions abiotiques, locales, mais aussi des groupes d'organismes spécifiques concernés par les processus écosystémiques. Ainsi, Gesner et al. (2010) ont mis en évidence que la multifonctionnalité, c'est-à-dire le nombre de processus en cours en même temps dans un écosystème, augmentait avec la diversité des détritivores des cours d'eau mais diminuait en leur absence, quelle que soit la diversité des plantes en présence. Ces résultats soulignent l'importance de la composition des communautés biotiques pour les relations de fonctionnement de la biodiversité et de l'écosystème.
VOIE 1 : La biodiversité de l'écosystème donneur affecte directement le fonctionnement de l'écosystème receveur
Deux mécanismes principaux sont considérés, les échanges directs de ressources biologiques (matière organique, nutriments, proies, accepteurs d'électrons) et la modification des conditions physiques de l'écosystème receveur (disponibilité de la lumière, de l'eau, la température, ou la structure de l'habitat).
Généralement, lorsque des effets sont observés, ils ont tendance à être synergiques ou réciproques.
Exemple 1 : Au voleur !
La biomasse de la litière végétale participe au renouvellement du carbone organique, aux cycles des nutriments, à la production primaire, à la production secondaire microbienne et détritivore. La diversité des espèces végétales étage dans le temps les approvisionnements saisonniers des litières (Scherer-Lorenzen et al, 2007), stabilise les flux vers les écosystèmes récepteurs, augmente les apports de nutriments et agit sur les taux de décomposition et les taux d'utilisation des ressources dans les écosystèmes « récepteurs ». Des effets antagonistes se produisent également dans les litières lorsque des composés inhibiteurs lessivés d'un type de litière affectent un autre type à proximité (Stoler et Relyea, 2020).
Le flux net d'énergie et de nutriments semble dépendre aussi de la taille et de la permanence de l'écosystème. Ainsi, les petites zones humides pourraient être des pièges écologiques pour l'énergie et les nutriments si elles s'assèchent avant que les larves puissent émerger, tandis que les milieux humides plus vastes et plus permanents pourraient favoriser un flux organique élevé vers la terre via la métamorphose des amphibiens et des insectes et une plus grande diversité biologique qui favorise généralement la production primaire.
Des populations, comme celles des anoures, peuvent ainsi exporter des nutriments des écosystèmes aquatiques vers les écosystèmes terrestres, à partir de la biomasse végétale entrante, indépendamment de sa quantité. Le flux sortant de nutriments correspond à une concentration par les processus biologiques (Stoler et Relyea, 2019), avec des variations en fonction des espèces, certaines ayant des flux négatifs en fonction du cycle biologique, de la compétition, des maladies et de la prédation (Capps et al. 2015, Fritz et Whiles 2018).
Exemple 2 : Mieux vaut manger cinq insectes bien gras que dix tout maigres.
Une augmentation de la richesse des espèces d'insectes aquatiques allonge les périodes d'émergence et augmente l'offre de proies aux prédateurs terrestres (oiseaux, chauves-souris, araignées, carabes) dont la productivité augmente en retour, améliore le régime alimentaire grâce aux différences stoechiométriques entre les espèces, en termes de rapports carbone, azote, phosphore, ou de teneur en vitamines ou en acides gras. L'hypothèse du « régime alimentaire équilibré » confirme que plus leur régime est diversifié, plus la biomasse des consommateurs augmente, même lorsque la biomasse totale des proies est inchangée (Boyero et al. 2021).
Exemple 3 : Les saumons font pousser des arbres et des ours.
Ces interactions représentent des exemples bien documentés de couplage aquatique-terrestre. La diversité spécifique et génotypique chez les saumons allonge sa durée totale de présence dans les eaux terrestres. En conséquence, les ours attrapent plus de saumons, éparpillent plus de carcasses dans les plaines inondables. Ceci améliore les populations d'ours, augmente la production de biomasse de plantes terrestres (par transfert carbone, azote, nutriments) et améliore les populations d'arthropodes et d'oiseaux chanteurs (Service et al. 2019). En Alaska, Hilderbrand et al. ont démontré que les ours pouvaient ainsi fertiliser une bande de terre jusqu'à 500 mètres autour de la rivière et favoriser la croissance des grands arbres (Hilderbrand et al. 1999)
Exemple 4 : Cet arbre qui vous fait de l'ombre.
La diversité des arbres peut occuper l'espace, augmenter le compactage de la canopée, modifiant ainsi la structure physique et les propriétés de l'écosystème en limitant la transmission de la lumière, dont le rayonnement solaire et la température de l'eau dans les cours d'eau forestiers. Ces effets réduisent la production primaire et toute la guilde trophique associée dans le cours d'eau.
VOIE 2 : La biodiversité de l'écosystème donneur affecte la biodiversité de l'écosystème receveur qui affecte le fonctionnement de l'écosystème receveur
Cette voie se produit lorsque les espèces traversent les limites de l'écosystème pour enrichir les communautés « réceptrices » ou à la suite d'interactions entre les espèces (p. ex., broutage, prédation, fourniture d'habitat). Un changement dans la diversité de ces communautés peut affecter plusieurs processus écosystémiques, notamment la décomposition de la litière, l'élimination des nitrates et la production d'algues et de champignons, .... Ce type d'effet transfrontalier sur la biodiversité est difficile à évaluer, néanmoins, de plus en plus d'études le mettent en évidence.
Les espèces sont rarement cantonnées à un écosystème, elles s'échappent souvent des écosystèmes « donneurs » vers les écosystèmes « récepteurs », en particulier lorsqu'elles ont des cycles de vie complexes ou par des mouvements périodiques à des échelles de temps saisonnières, quotidiennes.
Exemple 6 : Pour une intégration réussie des migrants.
Les amphibiens se déplacent entre les cours d'eau, les étangs (têtards) et les forêts (adultes), les animaux migrateurs (insectes, poissons, oiseaux et mammifères) traversent les limites de l'écosystème et peuvent avoir des effets importants sur la dynamique de la matière organique, des nutriments et de l'oxygène, avec des conséquences sur le cycle des nutriments, le flux d'énergie, la productivité et la structure des communautés dans les écosystèmes d'accueil.
Exemple 7 : Vivre et ici et manger là-bas.
Les exigences de recherche de nourriture amènent également les espèces à traverser périodiquement les limites de leur écosystème pour accéder à d'autres ressources.
Les insectes prédateurs, comme les carabes, se déplacent entre les habitats agricoles et les habitats naturels. Les oiseaux aquatiques (ex. canards, cincles plongeurs, oiseaux de rivage, oiseaux marins) permettent la coexistence d'un plus grand nombre d'espèces d'oiseaux dans leur habitat respectif.
Parmi les conséquences pour les écosystèmes terrestres « récepteurs », pourrait figurer la fertilisation des sols par dépôt de guano qui favorise le cycle des nutriments et augmente la production de biomasse des plantes sur terre et indirectement aussi la production d'herbivores terrestres et d'autres animaux. Ainsi, il est possible que la biodiversité aquatique se répercute dans les réseaux trophiques pour stimuler la production des consommateurs terrestres.
Exemple 8 : Les effets pervers de la colonisation.
Inversement, les interactions négatives telles que la compétition, la prédation ou le parasitisme peuvent diminuer la diversité chez le « bénéficiaire » (par exemple, les espèces envahissantes dominantes dans l'écosystème « donneur »).
C'est le cas de l'invasion des zones riveraines par la renouée du Japon (Fallopia japonica). Elle altère la structure et la dynamique des réseaux trophiques des cours d'eau avec des effets négatifs sur la richesse des macroinvertébrés aquatiques colonisant la litière de feuilles, mais ce n'est pas toujours le cas pour la diversité fongique avec des réponses variables, voire incohérentes.
VOIE 3 : La biodiversité de l'écosystème donneur affecte le fonctionnement de l'écosystème donneur qui se propage à travers les frontières et agit sur le fonctionnement de l'écosystème receveur
Il s'agit ici de l'effet des processus écosystémiques sur les flux de ressources transfrontaliers. Des processus écosystémiques impliqués dans le cycle du carbone et des nutriments peuvent entraîner le «débordement » d'un écosystème à un autre.
Exemple 10 : Le partage des richesses, un dilemme universel.
Les nitrates, éliminés par les dénitrificateurs dans les sols ou les eaux souterraines ne seront pas disponibles dans les cours d'eau, à la fois pour la dénitrification et d'autres processus reposant sur l'apport de nutriments.
Les effets sur la biodiversité dans les écosystèmes couplés seront souvent opposés lorsque les processus dans les deux écosystèmes dépendent de la même ressource, l'augmentation du processus dans l'écosystème donneur (via par exemple par augmentation de la productivité) réduit la ressource disponible pour le même processus dans l'écosystème receveur.
Exemple 11 : Les plantes rivulaires, des géo ingénieurs géniales.
La diversité végétale augmente la densité les pousses et des racines, ce qui stabilise les berges en renforçant leur résistance au vent, au débit d'eau.
Ce phénomène entraîne une réduction des solides en suspension, par diminution de l'érosion riveraine, de concert avec des changements dans la morphologie des canaux des cours d'eau, améliore la disponibilité de la lumière et modifie la configuration et la stabilité de l'habitat physique dans les cours d'eau, qui sont tous deux des facteurs de contrôle importants de la production primaire et d'autres processus écosystémiques dans les eaux courantes.
Exemple 12 : le transport longue distance est l'outil le plus central de la mondialisation.
La perte de diversité végétale, induite par la gestion, dans les zones arbustives semi-arides augmente l'érosion éolienne et entraîne un transport à longue distance des nutriments du désert saharien vers la Méditerranée orientale ou l'Amazonie.
Ceci a pour conséquence une perte de productivité accrue dans l'écosystème donneur et une augmentation de la fertilité des sols et de la production primaire à des milliers de kilomètres (Goudie et Middelton, 2001).
Exemple 13 : La guerre de l'eau a déjà lieu.
La biodiversité végétale influence l'équilibre hydrique par l'absorption et la transpiration de l'eau (évapotranspiration), l'interception des précipitations (par les canopées), les aspirations foliaires etc. (Grossiord, 2019), tandis que la biodiversité souterraine affecte la porosité du sol et la stabilité des agrégats avec des conséquences sur les voies d'écoulement de l'eau dans les sols.
Des changements dans les écosystèmes « donneurs » peuvent se propager aux écosystèmes aquatiques connectés où ils affectent les processus écosystémiques liés à l'eau.
La richesse en espèces d'arbres augmente la fermeture de la canopée et la surface foliaire totale. Les processus écosystémiques de transpiration et de captation de l'eau par les arbres réduisent l'infiltration dans le sol et les flux d'eau vers les écosystèmes aquatiques adjacents.
Alternativement, la diversité des arbres peut améliorer les niveaux d'humidité du sol grâce à la redistribution hydraulique et à la répartition de l'eau du sol en raison de stratégies d'enracinement différentielles, ce qui améliore potentiellement le flux d'eau transfrontalier.
Ces changements dans les flux d'eau transfrontaliers peuvent influencer les volumes d'écoulement et donc aussi les températures de l'eau, avec des répercussions sur les processus de l'écosystème aquatique comme la production de biomasse, la décomposition de la litière ou les transformations des nutriments dans les cours d'eau.
Le fonctionnement des écosystèmes terrestres peut être affecté par le fonctionnement des écosystèmes aquatiques, entraîné par la diversité des communautés aquatiques « donneuses ».
Exemple 14 : les saumons produisent aussi des insectes.
Le frai des saumons augmente nettement les concentrations de nutriments dissous dans les eaux d'amont et favorise ainsi la production d'algues benthiques, ce qui profite aux insectes qui broutent les biofilms.
Par conséquent, la résidence prolongée du saumon dans les parcours utilisés par plusieurs espèces ou génotypes favoriserait l'émergence d'insectes aquatiques et la disponibilité de nourriture pour les consommateurs terrestres. En conséquence, la productivité des invertébrés terrestres et des petits vertébrés serait améliorée.
Contrairement à la voie 1, où la diversité des poissons influence directement la production terrestre par le dépôt de carcasses sur terre, ici la diversité des saumons influence d'abord un processus dans l'écosystème aquatique «donneur» qui induit ensuite un changement dans le fonctionnement des écosystèmes terrestres récepteurs.
CONCLUSION
La perte de la biodiversité, ce n'est pas seulement la disparition de quelques espèces, c'est bien plus que cela comme nous le montrent ces différentes interactions encore peu explorées à ce jour.
« Ne te demande pas pourquoi il faut préserver la biodiversité, fais-le, elle te le rendra ! » (Hélène Soubelet).