Un pouvoir sans autorité est-il possible ?

« On ne fait jamais ni tout ce qu'on peut, ni tout ce qu'on veut. » VOLTAIRE - Les pensées philosophiques, 1862

Frédy Perez

Qu'est-ce que le pouvoir et comment fonctionne-t-il ? Détenir le pouvoir est-ce nécessairement avoir de la puissance ? Que gagnerait le responsable à questionner sa manière de commander afin de mieux comprendre la hiérarchie qui se met en place dans sa propre entreprise ? Cerner les modalités du pouvoir permet d'identifier ce qui lui est utile, nécessaire et ce qui fait sa défaillance.

Le pouvoir : de quoi parle-t-on ?

Selon le sociologue et philosophe Julien Freund 1, le pouvoir c'est « le commandement structuré socialement et partagé en fonctions hiérarchiques ». Dès lors, celui qui dirige est celui qui a le pouvoir de commander au nom du caractère légitime du pouvoir qui est le sien, donc habilité à l'exercer. Est-ce que cela signifie qu'il n'y a pas de pouvoir sans mandat hiérarchique pour commander ? Saint-Augustin 2 considère que le pouvoir a toujours à voir avec la domination, que la vie sociale est un jeu qui consiste pour chacun à dominer l'autre, jeu structurant toute la société. Cela pose la question éthique du consentement ; il faut bien pour cela que les collaborateurs consentent à être dominés. Et pour se faire, il faut que le dominé ait une compensation par plus-value, par exemple un salarié qui pourrait se dire « je reconnais être le moins bon à l'accueil si on reconnait que je suis le meilleur techniquement ».

Saint-Augustin 3 parle de libido dominandi, de désir de domination, d'une pulsion rattachée à l'amour propre : signifiant que, comme je me préfère à tout autre, je trouve juste de pouvoir dominer les autres. Pascal 4, plutôt en accord avec ce principe, plantera le décor dans la sphère publique et la stratégie du pouvoir. Comment se traduit cet instinct dans la pensée de Pascal ? Si le chef est convaincu d'être le seul légitime, il sait aussi que ce désir de pouvoir peut être délétère pour son image, il doit donc ruser. Il s'agira alors pour lui de cacher cet instinct de domination pour donner l'impression d'être au service du bien commun. Si chacun veut en effet dominer chacun et laisse libre cours à cette domination, comment serait-il possible de faire société ? Ainsi le rôle sera joué par les deux parties, l'une acceptant d'être dominé (en y gagnant autre chose) et le pouvoir faisant semblant de ne pas y chercher un intérêt personnel.

Pourquoi ne pas utiliser la force ?

« La force est très reconnaissable et sans partage », nous dit Pascal 5, elle ne se discute pas. Rousseau 6, plus cynique écrit : « puisque le plus fort a toujours raison, il ne s'agit que de faire en sorte d'être le plus fort ». Rappelons-nous aussi La Fontaine qui dans la fable Le loup et l'agneau a l'art de trancher en peu de mots, « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Soit. Mais le paradoxe de la force n'est-il pas qu'elle est toujours insuffisante et en réalité toujours signe de faiblesse ? Rousseau 7 est d'ailleurs perplexe en précisant que « le plus fort n'est jamais assez fort pour rester le maître » ; souvent le plus fort devient en effet le plus faible, son pouvoir peut être menacé par plus fort que lui ou par des forces contraires plus nombreuses. Si la force est indiscutable nous pouvons supposer qu'elle ne tiendra pas dans le temps. Le chef sera-t-il contraint de « transformer sa force en droit et l'obéissance en devoir » 8 s'il veut garder son pouvoir ? Cette obligation à devoir convaincre que l'on est le plus fort et persuader que notre force nous donne le droit d'exercer le pouvoir a ses limites. L'obéissance exige légitimité et reconnaissance des autres même si celle-ci est forcée. Reste à identifier quelles sont les limites de l'obéissance et quels sont les effets de croyances en jeu.

Par effets de croyances nous entendons ici l'idée du besoin d'autorité. Le sociologue Max Weber 9 rattache l'autorité à ce processus où il différencie l'autorité traditionnelle, l'autorité charismatique et l'autorité légale-rationnelle. L'autorité traditionnelle se rapporte au caractère sacré ou aux traditions passées ; l'autorité charismatique implique la personnalité, les qualités et enfin l'autorité légale-rationnelle considère le droit ou le règlement. Ces trois autorités sont toutes fondées sur la croyance d'une légitimité proche du concept de La Boétie 10 où il est question d'une servitude volontaire à l'égard des tyrans. L'autorité ne fonctionne donc que lorsqu'il y a adhésion et pour le dire comme Pascal, tout pouvoir est usurpé, on prend toujours le pouvoir, il n'est jamais offert. La légitimité n'est donc jamais absolue, le pouvoir a besoin d'effets de croyances pour apparaître justifié. La nécessité de mise en scène du pouvoir, sa théâtralisation mais aussi le protocole du dirigeant où les coutumes sont autant de signes qui assurent un pouvoir de représentation qui frappe l'imaginaire. Mais le pouvoir montre aussi sa fragilité car le besoin de signes est un aveu de vulnérabilité.

Pouvoir ou autorité ?

Est-ce que l'autorité fonctionne sur le mode de la contrainte ? Par exemple parler avec autorité est-ce lever la voix ? Pour agir avec autorité est-il nécessaire de forcer les événements, sa personnalité ? Non pas. L'autorité repose sur sa reconnaissance : une autorité reconnue, c'est un pléonasme. Et si le pouvoir s'exerce de haut en bas, l'autorité, elle, s'exerce du bas vers le haut, le collaborateur est associé de fait dans la reconnaissance de l'autorité de son chef. Fatalement la hiérarchie du pouvoir n'est pas nécessairement la hiérarchie de l'autorité. Une autre forme de rapport hiérarchique s'instaure alors dans l'entreprise qui déborde et supplante toujours les concernés.

Si nous admettons que toute entreprise a besoin à la fois d'un pouvoir institué et d'autorité, c'est que grâce à l'autorité, il est possible de mobiliser plutôt que de convaincre. Mais jouir d'une certaine autorité cela se fait avec ou sans pouvoir, il n'est pas indispensable d'avoir le pouvoir pour avoir de l'autorité. Au reste, l'autorité peut se dispenser des effets de théâtralisation du pouvoir ; c'est faire que « l'on y croit » sans pour autant devoir « faire croire » car le pouvoir, par définition, n'est jamais sûr de sa légitimation, il lui faut se mettre en scène. L'autorité n'est pas « celle qui joue à... », la question de l'autorité ne se pose pas, elle s'ignore elle-même comme autorité. De quelle vertu se rapproche-t-elle alors ? Elle a à voir avec une certaine sagesse reconnue. Une sagesse pratique comme le veut la tradition philosophique en reconnaissant la compétence, l'expérience ou le savoir-faire du responsable. Sagesse théorique s'il a du recul ou de la hauteur de vue. D'où le fait que souvent l'autorité implique le respect, il s'agit alors de la bonne distance, la juste place, et selon E. Kant 11 « reconnaissance de l'inaliénable dignité de ceux à qui l'on s'adresse ». Ce qui souvent fait du tord au pouvoir car l'autorité engendre la mise entre parenthèses des hiérarchies instituées. L'autorité peut même parfois court-circuiter le pouvoir en ouvrant une brèche dans les hiérarchies formelles même s'il ne s'agit pas d'une contestation volontaire du pouvoir en place.

Si l'on considère que l'entreprise est un modèle de hiérarchie formelle, cette formalisation est-elle suffisante pour son bon fonctionnement ? Suffit-il d'avoir le pouvoir ? L'entreprise est-elle condamnée à être un lieu de hiérarchie de pouvoir (parfois oppressive) alors que l'autorité peut lui « donner du jeu » grâce à la souplesse, la marge de manoeuvre, l'adaptation, la créativité... ? Evidemment si le pouvoir fait aussi autorité c'est l'idéal mais souvent plusieurs autorités coexistent dans l'entreprise ayant plusieurs visages, faut-il alors être capable de les identifier et accepter de répartir les pouvoirs.

Article paru dans La Dépêche Technique n° 180

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