Les structures fondamentales des sociétés humaines

Thierry Jourdan

L'ouvrage présenté dans ce numéro est une somme vertigineuse aux mille références. Dans les sciences humaines il y aura un avant et un après cet objet massif et, il n'est pas usurpé de prétendre que pour des dizaines d'années, il sera nommé « le Lahire ».

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L'objectif de l'auteur est de mettre de l'ordre dans les sciences sociales au même titre que l'école Bourbaki établissait des liens entre les diverses branches des mathématiques depuis les années 30 : compiler, comparer, systématiser, ordonner pour enfin établir des connaissances solides, des règles et des invariants en se servant de la philosophie, des sciences biologiques, de l'archéologie, de la paléontologie, de l'éthologie, de l'anthropologie, de l'histoire. Les sciences sociales contemporaines, en grossissant le trait, considèrent que chaque peuple ou groupe a ses particularités, sa propre culture, que son origine est aléatoire et son futur imprévisible et, que tout est relatif. Citant Alain Testart avec humour, Bernard Lahire écrit que si les sciences humaines s'occupaient de la gravité de Newton, les chercheurs se poseraient la question de savoir si des pommes vertes tombent différemment des pommes rouges puis, ils se pencheraient sur les poires et ainsi de suite, ne se demandant jamais s'il existe une loi universelle.

Cerner les structures fondamentales des sociétés humaines sollicite de grandes figures tel que Darwin, Marx, Durkheim, Halbwachs, Piaget, Winnicott, Bowlby, Bandura, Bourdieu, Chapais, Darmangeat, De Waal, Elias, Godelier, Héritier, Hobsbawm, Hublin, Laland, Lévi-Strauss, Machalek, Mead, Testart, Touraille, Weber, en allant aussi à la rencontre de fourmis, d'abeilles, de rat-taupes nus, d'éléphants, de baleines, de singes mais aussi de végétaux ou d'autres espèces humaines, aujourd'hui disparues, pour répondre à la question principale suivante : quelles sont les conséquences sociales des propriétés biologiques d'Homo Sapiens ?

Si la culture a son importance, l'auteur écrit « les sociétés humaines ont été d'emblée placées sur des rails du fait des propriétés de départ fortement dépendantes des propriétés biologiques de l'espèce, mais que les accumulations-transformations culturelles successives n'ont cessé de créer leur propre inertie (ce qui peut laisser penser, à tort, que tout vient de la culture et de l'histoire), avec cependant des rails qui sont toujours là et qui continuent à limiter l'action de la culture, même si celle-ci parvient parfois à déplacer quelques limites biologiques. »

Une partition sexuée, une reproduction très tardive, un gros cerveau à la naissance et une bipédie induisant des risques considérables lors de l'accouchement, ont des conséquences sociales. La vulnérabilité de l'enfant induit une domination structurelle des parents même si souvent bienveillante, et compose une altricialité secondaire (qui vient de altrix, nourrice et qui est la prolongation du temps de dépendance de l'enfant vis-à-vis des parents nourriciers) où il est vital de surveiller, de protéger et d'éduquer l'enfant sollicitant un groupe d'individus. Nous retrouvons un schéma identique pour les cétacés ou les éléphants. Les mains permettent la fabrication d'artefacts et le langage permet une transmission culturelle matérielle et symbolique cumulative au cours de l'histoire humaine, lors de l'éducation puis des activités humaines.

La dépendance se traduit par la primauté des anciens par rapport aux jeunes, des aînés par rapport aux cadets, des esprits des ancêtres par rapport aux vivants. Le tuteur est à la fois le bienfaiteur par la nourriture, la bienveillance, la protection mais peut aussi exercer des punitions. La composante magico-religieuse présente dans toutes les sociétés humaines est de cet ordre et, les esprits ou les divinités sont des tuteurs symboliques avec une prévalence de l'antériorité sur la postérité.

L'évitement de l'inceste est très majoritaire chez les mammifères et généralisé chez les singes. Cet évitement implique des échanges entre groupes humains (dont les Néanderthals), très majoritairement féminins.

La domination masculine est un constat massif chez les mammifères à quelques exceptions près telles que les hyènes, les bonobos ou les éléphants et, s'il existe une petite minorité de sociétés humaines presque égalitaires, la société matriarcale est un mythe.

La division du travail ou l'esclavagisme existe chez de nombreuses espèces eusociales telles que les fourmis et les conséquences sociales sont majeures.

Le capital culturel massif des sociétés humaines induit un passage de l'altricialité secondaire à une altricialité tertiaire où l'éducation et la formation existent tout au long de la vie. L'apparition récente de catégories socioprofessionnelles ainsi que la montée des compétences et des artefacts modernes, met pour la première fois à mal la préséance du plus ancien sur le plus jeune.

La domination implique aussi la création d'identité au sein des ethnies et l'opposition entre le « eux » et le « nous ». Très souvent les peuples se nomment dans leur langue « les humains » et les conséquences agonistes deviennent majeures car les autres, quels sont-ils ?

Pour Bernard Lahire, connaître les constantes, invariants, règles ou lois humaines puis les expliquer permet de les amender et, en conséquence, les guerres, la domination masculine, l'exploitation ne sont pas des fatalités.

La densité de l'ouvrage et la quantité considérable de données parcourant de nombreux champs de connaissance rend tout résumé caricatural et nous recommanderons sa lecture aux vétérinaires habitués des sciences sociales, curieux grand lecteur ou du domaine des sciences du comportement pour les raisons suivantes :

- parce que les frontières entre les humains et les autres êtres vivants s'estompent encore plus considérablement et efficacement quand les arguments sont démultipliés, profonds et convaincants ; ce livre est lumineux pour la condition animale en miroir ;

- parce que Bernard Lahire a embrassé les disciplines biologiques pour mieux comprendre les lois sociales, les biologistes, les vétérinaires éthologues et comportementalistes mais aussi les vétérinaires propriétaires d'animaux disposeront d'un cadre heuristique particulièrement développé afin d'introduire les sciences sociales dans les « groupes » d'animaux sociaux sauvages ou domestiqués mais aussi dans les groupes animaux-humains, le concept de domination est à l'évidence majeure entre les animaux de compagnie et les humains, et absolument incontournable pour les animaux dits de rente ;

- parce que s'il existe des structures fondamentales des sociétés humaines, il en existe chez tous les animaux sociaux et la culture ne saurait être une prérogative totalement humaine, nous en connaissons de nombreux exemples que Bernard Lahire décrit par le menu dans ce livre. Mieux appréhender les lois sociales régissant les groupes d'animaux permet de compléter les connaissances en zoologie, éthologie, en physiologie, en neurosciences animales.

De la sorte, le bien-être animal n'est plus seulement une affaire d'individus mais de groupes.

De la sorte, la santé animale et l'écologie deviennent une santé collective car tous les êtres vivants vivent en interdépendance, c'est un méta-fait et les organismes sociaux encore plus.

Nous souhaitons donc que la profession s'empare du « Lahire », capital précieux, et participe à établir des liens encore plus fructueux entre les sciences sociales et les sciences biologiques.


Article paru dans La Dépêche Technique n° 214

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