La peur du manager est-elle possible ?

« N'ayez pas peur, il n'y a rien à espérer. » Spinoza

 Frédy Perez

Le vétérinaire-manager a-t-il des raisons d'avoir peur ? Peur de quoi ? De la peur ou de l'angoisse d'ailleurs ? Est-ce que le manager peut apprivoiser la peur ? Peut-il la dépasser ? Doit-il vivre avec ? Ou s'agit-il de l'apprécier ? Quels sont les dangers de décisions prises en ayant peur ? Est-elle bonne conseillère ? Les raisons d'avoir peur sont nombreuses pour celui qui est responsable d'un collectif qui doit guider, voire protéger, doter des moyens nécessaires, en particulier pour faire face aux difficultés. Le manager qui évolue dans un contexte incertain peut avoir des inquiétudes légitimes. Mais aussi, peur de ne pas être à sa place, de ne pas la trouver, de la perdre ? Faudrait-il se débarrasser de la peur ? Est-ce possible, souhaitable ? La peur est à tort confondue avec l'angoisse ou la faiblesse ou être synonyme de fragilité : la peur du manager est-elle possible ? 

Même pas peur

Qu'il s'agisse de livres ou de formations, de tutoriels ou d'astuces, la peur bénéficie d'une attention particulière car elle représente un marché potentiellement lucratif. En effet, tout le monde est concerné par la peur et le manager n'échappe pas, loin de là, aux précieux conseils de ceux qui savent « supprimer la peur ». Le décor est planté : pour optimiser la performance, il faut éradiquer les obstacles ou au moins les réduire pour être en sécurité partout. Et si la peur a mauvaise presse en management, c'est qu'elle est décrite comme primaire et qu'elle paralyserait le manager, qu'elle entraverait ses capacités d'action et de réflexion. Est-ce pour cela que la peur est autant repoussée ? Est-ce pour cela que le manager est tenté de vouloir la supprimer ? Pour certains a contrario elle pourrait servir d'excuse idéale pour ne pas agir. Dans d'autres cas enfin, n'est-elle pas un moyen d'auto-valorisation en se glorifiant lorsque l'obstacle a été franchi malgré la peur ?

Le manager défié par la peur

La peur est une émotion primordiale, paradoxale et fascinante, en particulier lorsque le sujet cherche à la combattre mais aussi lorsqu'il joue avec celle-ci. Le manager peut à la fois la détester et la rechercher, la repousser et la désirer, la fuir et la cultiver. Pourquoi la peur est-elle la meilleure ennemie du manager ? Quelle est donc cette amie que l'on aime tant détester ? Bien que la peur ne soit jamais supprimée, le responsable pourrait apprécier ou vouloir sa présence car cela donne du poids à sa fonction : « si j'ai peur c'est que mes décisions sont importantes et que je suis important ». Défier la peur devient alors un moyen de se mettre à l'épreuve. Le manager mesure-t-il ainsi sa capacité à apprivoiser ce signal primaire de survie en transformant cette alerte en non-émotion ? Être capable de dominer sa peur serait synonyme de victoire sur soi.

Perdre la peur de la peur

D'où vient ce désir de dompter nos émotions comme la peur ? Pourquoi vouloir absolument maîtriser une réaction qui nous échappe ? Le manager pense-t-il s'améliorer alors qu'il ne fait que se dénaturer en voulant transformer la peur en autre chose qu'elle-même ? Que devient la réaction instinctive ? est-elle toujours mauvaise conseillère ? est-elle toujours une erreur ? La peur nous dit ce que nous sommes de manière singulière dès lors nous ne devrions pas avoir peur des mêmes choses avec la même intensité : la peur nous rapproche de nous-même. Doit-on alors absolument contrôler et maîtriser ce qui nous échappe ? Que peut-il rester des bénéfices d'adaptation à la peur lorsque celle-ci est supprimée ? Pourquoi la peur fait-elle autant peur ?

La peur ou l'angoisse ?

Spinoza caractérise la peur (timor) comme « un désir d'éviter un mal plus grand, que nous craignons, par un moindre 1 ». Pour lui, la peur est donc une spécification tout à fait particulière de la crainte, qui est elle-même foncièrement liée à l'espoir. Heidegger, quant à lui, s'interroge en 1927 dans L'être et le temps, plus précisément sur la différence entre la peur et l'angoisse. Selon lui, dans la peur quelque chose de nuisible s'approche mais susceptible de se dissiper alors que l'angoisse vient de « l'être-au-monde » lui-même. Comprenons que l'angoisse n'est pas une nuisance particulière mais quelque chose d'indéterminé. Dans l'incapacité de décider ce qui est menaçant et qui angoisse, selon Heidegger « l'angoisse ne sait pas ce dont elle s'angoisse 2 ». Lalande définit l'angoisse en « phénomènes affectifs dominés par une sensation interne d'oppression et de resserrement (angustia), qui accompagne d'ordinaire la crainte ou d'un malheur, graves et imminents contre lesquels on se sent impuissant à se défendre 3 ». Louis-Marie Morfaux fait état d'un sentiment d'oppression ou « d'inquiétude relative à un avenir incertain 4 ». Le manager est plus ou moins angoissé comme tout un chacun. S'ajoutent à cela des peurs spécifiques qui peuvent se démultiplier lorsque les responsabilités s'accumulent, les enjeux s'intensifient et la pression monte.

Peur parce que libre ?

Sartre a élaboré une philosophie de l'existence qui place l'homme en face de peurs liées à sa liberté parce qu'« il est d'abord un projet qui se vit subjectivement, qui se jette vers un avenir 5 ». Ne touchons-nous pas ici précisément ce qui peut légitimement faire peur au responsable ? Sartre pense que la liberté est la cause de cette peur, il précise : « Quand nous disons que l'homme se choisit, nous entendons que chacun de nous se choisit, mais par là nous voulons dire qu'en choisissant, il choisit tous les hommes 6 ». En choisissant, le manager décide. En décidant, il affirme les valeurs de ce qu'il choisit. D'ailleurs, le fait de choisir pour soi, les autres et son entreprise implique qu'il est face à une multitude de possibilités : « L'homme qui s'engage et qui se rend compte qu'il est non seulement ce qu'il choisit d'être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l'humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité 7 ». Être manager est une assignation à être responsable. Est-il possible que cette peur génère un doute chez le responsable ? : « Qui prouve que je suis bien désigné pour imposer ma conception de l'homme et mon choix à l'humanité ? ». Cette question posée par Sartre taraude le manager.

Le management est-il un humanisme ?

L'angoisse est-elle une appréhension en soi et la peur quelque chose d'extérieur ? En tout cas le management est caractérisé, dans son humanité, par cette « absence totale de justification en même temps que la responsabilité à l'égard de tous 9». Le manager est libre, il est donc sujet au vertige de la peur dans la mesure où « il redoute non de tomber dans le précipice, mais de s'y jeter 10». Mais les responsables sont-ils ou se sentent-ils toujours libres ?

Dans les circonstances managériales, ses conduites ne sont que possibilités, dès lors la prise de conscience de sa liberté font passer le management du jeu au jeu qui n'en ai pas un. Cette peur n'est pas soluble dans le management parce qu'il y a « profonde » responsabilité (soi et les autres). Ses perceptions conscientes du danger extérieur, son réflexe de fuite, son instinct de conservation, son angoisse existentielle s'additionnent-elles à la pression qui résulte de la nécessité à percevoir les dangers, à faire les bons choix, au resserrement des possibilités, à l'inquiétude d'un avenir incertain ? Si l'angoisse nous dit que nous sommes vivants et que la peur nous indique que nous sommes libres, le management en tant qu'il oblige à être responsable ne nous révèle-t-il pas qu'il est avant tout un humanisme ?


Article paru dans La Dépêche Technique n° 198

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