Faut-il sortir de sa zone de confort ?
Samedi 9 Avril 2022 Place du doute 43769« Il faut cultiver notre jardin. » Voltaire
Frédy Perez
Qui n'a pas entendu la référence à notre zone de confort pour décrire ce « lieu » dans lequel nous serions très (trop) à l'aise et de laquelle il nous faudrait sortir ? Rester enfermés dans cette zone serait synonyme d'immobilisme, manque de courage, de motivation ou pire encore de « laisser-aller ». Encore faut-il être capable d'identifier cette fameuse zone : comment déterminer d'où elle part et où elle arrive ? quelle est son envergure ou son diamètre (puisqu'il parait que c'est un cercle) ? La psychologisation toujours plus prégnante du management aime à décrire les états dans lequel le manager pourrait se trouver et assortir ses analyses des injonctions idoines qui pourraient le sauver : « Il faut en sortir si l'on veut avancer, progresser et performer ! ». Si l'idée est simple, voire simpliste, est-elle si facile à exécuter et au nom de quoi devrions-nous absolument sortir de cette dangereuse zone de confort ?
Une zone de facilité ?
Lorsque nous parlons de la zone de confort, nous évoquons un territoire, celui du connu, du maîtrisé, de la liste des choses que l'individu sait gérer. Pourtant, pêle-mêle, on y trouve les habitudes, les connaissances, les savoir-faire, l'ensemble de ce qui constitue en outre la confiance en soi. En filigrane, on lit ici une critique du confort, des habitudes dont il faudrait s'arracher sous peine de stagner ou de régresser. On peut identifier ici les ressorts d'une évaluation managériale qui s'entête à mettre en exergue les limites de l'individu et ses capacités afin de le pousser à aller plus loin, à se dépasser. Cette énième analogie sportive appliquée au management fait de cette expression galvaudée une critique à peine masquée de ce qui est rassurant, apaisant et sécurisant. Comment le management s'accommode-t-il de tant de contradictions pour l'individu lorsqu'il s'agit à la fois de maîtriser ses savoir-faire fondamentaux et de bannir les habitudes, de lâcher-prise et de prendre des risques, de veiller au bien-être de ses collaborateurs et de prôner l'inconfort ? Le manager doit-il faire en sorte que ses collaborateurs aient le goût de la difficulté, du malaise, de l'inconfort ?
Une intention malheureuse ?
Les auteurs qui conceptualisent la notion de zone de confort n'y vont pas avec le dos de la cuillère même s'ils parlent, vite dit, d'une zone qui donne un niveau constant de performance dans lequel on éprouve peu de stress et d'anxiété 1. Il semblerait que « l'état comportemental d'une personne qui choisit de vivre dans une position neutre d'anxiété » 2 et que « l'espace où notre incertitude, le manque et la vulnérabilité sont réduits au minimum et où nous croyons que nous aurons accès à suffisamment de nourriture, d'amour, d'estime, de talent et de temps, où nous avons le sentiment d'avoir un certain contrôle » 3 seraient un ramassis d'inconvénients ou de mauvaises nouvelles pour le manager qu'il lui faudrait combattre. La performance s'accommodant mal des acquis, l'injonction à sortir de sa zone de confort est vendue comme un stress positif. Faut-il accepter, sans broncher, ce bel oxymore ?
Une gestion optimale de l'anxiété
Il va donc s'agir pour le manager de jouer à l'apprenti psychologue afin de doser le niveau de stress de ses collaborateurs pour qu'ils ne s'ankylosent pas dans leur zone de confort mais sans trop générer de réactions de stress. Une recherche d'une zone au-delà de la zone de confort serait donc synonyme de performance optimale. White s'appuie sur les travaux de Yerkes 4 et Dodson au début du siècle dernier qui affirmaient que « l'anxiété améliore les performances jusqu'à un certain seuil estimé optimal. Au-delà, cet effet se détériore à mesure que des niveaux plus élevés d'anxiété sont atteints ». Cette idée de maximisation, chère aux philosophes utilitaristes, préconise de passer moins de temps dans la zone de confort et de « sortir » plus souvent dans une autre zone, certes de risques mais aussi synonyme selon eux de progrès.
La survalorisation du risque
Il n'a échappé à personne que la tendance actuelle du management survalorise la notion de risque. A supposer qu'il faille que le manager prenne des risques et que ce soit une bonne idée de pousser ses collaborateurs à en faire de-même, n'y-a-t-il pas mal donne sur la notion de confort ? Est-ce que nos habitudes sont toujours synonymes de calme plat ? de passivité ? de démotivation ? de manque d'ambition ? Est-ce que le fait que le collaborateur qui a contrario souhaiterait « sortir de sa zone de confort » signifierait qu'il veut forcément avancer ? être dans l'action ? qu'il veuille progresser ? Est-ce que ce schéma binaire qui fait classer les individus en deux camps distincts, ceux qui aiment le progrès et ceux qui ne l'aiment ou ne le veulent pas n'est pas un préjugé aussi simpliste qu'inexact ? Par ailleurs cette « sortie » tant valorisée pour mettre un pied dans l'inconfort signifie-elle que l'inconfort est un bienfait ? ou même que quelque chose de positif se produit dès lors qu'il va vers l'inconfort ?
Faut-il souffrir pour progresser ?
Jusqu'où le management doit-il pousser la perversité en faisant croire que ce qui est facile est de moindre valeur ? qu'il n'existe pas de progrès qui ne soit douloureux ? qu'il faut souffrir pour avancer ? que le malaise ressenti est obligatoire si l'on veut progresser ? Quel ressort l'individu peut-il trouver dans sa phase d'inconfort qui lui garantisse un « mieux » pourtant si incertain ? La mise en concurrence du relatif « bien vivre actuellement dans sa zone de confort » opposé au « mieux vivre dans sa zone de risque » a pour le moins un résultat possible, celui de rendre schizophrène un individu qui serait motivé par son confort ET son progrès. Mais d'ailleurs, de quoi parle-t-on lorsque on vise du mieux ? Est-il toujours possible d'ailleurs ? en tout ? jusqu'où ? est-ce que cela en vaut toujours la peine ? Car si l'anxiété est garantie (attestée par les nombreuses pathologies de l'idéal), le gain sera-t-il mécaniquement au rendez-vous ? N'y-a-t-il pas un plus grand risque en cas de non-gain pour l'individu de ne plus jamais vouloir sortir de sa zone de confort ?
Valoriser la maîtrise
Et s'il fallait plus de courage pour rester dans sa zone de confort que d'en sortir ? Et si les incantations managériales tels des psittacistes qui ne voient que des bénéfices à la sortie de la zone de confort n'étaient pas toujours vraies : « Vous allez retrouver votre excitation à découvrir de nouvelles choses, vous allez apprendre de vous et des autres, cela va stimuler votre curiosité, vous aurez envie d'apprendre, d'explorer, vous vous sentirez mieux... » et autres promesses des thuriféraires de la sortie de la zone de confort (manque le retour de l'être aimé). Et si sortir de sa zone de confort n'était qu'un viatique pour supporter une pression inconfortable ? Cet inconfort est-il toujours une bonne chose pour tous les individus ? Il est utile d'y réfléchir, de prendre son temps car pourquoi faudrait-il pousser en permanence ses limites ? Et si pour progresser plus sûrement, il valait mieux consolider les acquis pour constituer des réserves de confiance. Et si le calme de cette zone de confort nous permettait de mieux travailler ce que nous gérons déjà avec efficacité. N'oublions pas que ces théoriciens montrent qu'à la frontière de cette zone d'apprentissage un territoire nommé « zone de panique » peut s'avérer dangereux avec un risque d'épuisement possible. Sans doute faut-il savoir doser, ne pas avoir honte de sa zone de confort, mieux la cultiver pour garder l'esprit clair et alerte en cas de nécessité.