Faut-il se soumettre au " connais-toi toi-même " ?
Mercredi 4 Mai 2022 Place du doute 44172Frédy Perez
« Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre. » Paul Verlaine
Plusieurs fois évoqué par Socrate, inscrit sur le Temple d'Apollon, à Delphes, le fameux « Gnothi Seauton !» 1 a été un tournant de l'esprit dans son intériorité, dans une volonté de se retourner vers soi pour mieux se comprendre. La différence mise en exergue était que l'homme de science veut connaître le monde et le sage veut se connaître lui-même. Mais cela ne dit rien de ce que l'on doit connaître de soi-même. Chez les Grecs anciens, il s'agissait d'une pensée cosmologique dans le sens « tiens ta place et restes-y ». La sagesse Grecque nous invite à voir les limites de notre condition (hubris), une incitation à tenir la juste place, le respect de la mesure et le fait trouver sa place dans l'économie du monde. Intérioriser ou intégrer l'ordre du monde permet de mettre l'ordre en soi mais aussi le fait d'assumer sa place.
Une évolution de son interprétation
Au XIIe siècle il s'agissait d'une pensée théologique se définissant par rapport à Dieu, l'homme étant son sujet, créé à son image : « Force toi d'être digne de cette image ». Alors que ce « moi » médiéval se situait plutôt sur le plan divin, dans la modernité cela devient une pensée anthropologique : qu'est-ce que l'homme ? Chez Kant 2, l'homme n'a plus besoin de tuteur, il n'a pas à se rapporter à autre chose qu'à lui-même pour savoir qui il est. Chez Descartes 3, le sujet n'est plus rapporté au monde et pas encore à Dieu. Une hypothèse de son interprétation serait : « Découvre ton autonomie, tu as en toi tout ce qu'il faut pour être toi de manière satisfaisante, deviens autonome, libère-toi des choses extérieures ». Chez les post-modernes nous sommes en plein « just do it ! » : « vas-y, dépasse-toi ! ». Il s'agit d'une représentation sans limite de soi, hors limites, un dépassement de soi où on quitte le champ de la raison. Hegel 4 évoquait déjà au XVIIIe siècle sa crainte d'un « mauvais infini » et, en effet, on est aujourd'hui en plein hubris lorsque le développement personnel s'empare de ce sujet en poussant encore le concept vers un « tout est possible et tout ne dépend que de toi ! ».
Connais-toi toi-même : se référer à l'autre
Alors comment possiblement interpréter le « connais-toi toi-même » ? Peut-on penser que cette énigme est plutôt une recommandation à prendre conscience qu'il faut dévoiler l'ignorance qui veut se faire passer pour de la connaissance ? « Je ne dois pas m'imaginer que je sais quelque chose » écrit Platon 5 dans l'Apologie de Socrate. Doit-on admettre le caractère provisoire des savoirs ? Se connaître comme n'étant pas savant ? Cela aide en tout cas à révéler les vanités des individus, inconscients de leur propre vacuité ou qui font souvent semblant de savoir. Dans Alcibiade, Platon 6 introduit le souci de soi, prendre soin de soi en prônant le meilleur état possible de l'âme. Si l'on veut se connaître, il nous faudrait alors voir les autres âmes, se reconnaître dans les autres pour se reconnaître soi-même. Evoque-t-il ici l'idée d'un miroir intérieur, d'un processus qui permet de s'approcher des autres pour devenir soi-même ? S'efforcer à la plus grande conscience de soi pour « ne pas se prendre pour Dieu et rien de trop » (autre maxime du Temple de Delphes).
Connais-toi toi-même : se référer à sa mémoire
Pour savoir qui nous sommes afin d'être nous-mêmes, on se définit par hétéronomie, c'est-à-dire le monde ou Dieu, ou alors par soi-même et c'est infondé, soit encore par une approche de l'histoire, c'est-à-dire en investissant le souvenir de soi. Mais investir le souvenir de soi est une faculté étrange qui nous renvoie à nous-même comme le même en dépit des changements qui nous ont affecté. Si nous nous souvenons assez souvent de notre rapport aux choses (émotions), nous ne nous souvenons que très rarement des choses elles-mêmes. Elles deviennent donc avec le temps telles que nous les avons vécues. Dans notre mémoire, nous nous posons souvent comme nous-même, or c'est un MOI mais qui n'a plus de rapport avec soi, c'est un autre. Merleau-Ponty 7 indique que l' « on ne se souvient que de soi ». Lorsque nous disons « c'est moi », nous reconnaissons toutefois derrière celui que nous ne sommes plus quelqu'un que nous sommes encore : il en subsiste quelque chose. Aristote appelait cela l'âme, c'est-à-dire reconnaître que le changement laisse intact quelque chose qui ne change pas. Selon Locke 8 « je sais qui je suis parce que je m'en souviens ». Alors est-ce que « être soi-même » c'est aller vers qui nous étions ? Et si nous étions moins bien ? Il y a là un dilemme. Entrer en soi sur le mode de la mémoire, c'est voyager en soi dans le temps, c'est découvrir celui que nous sommes en étant devenu, selon Saint-Augustin 9 « c'est en visitant les vastes palais de sa mémoire qu'il se découvre et se dévoile ». Une leçon psychanalytique dit qu'il faut un autre moi, qu'il n'y a pas d'autre chemin vers soi que celui qui passe par d'autres, il nous faut passer par la reconnaissance d'un autre sans lequel nous ne sommes rien.
Connais-toi toi-même : une liberté ?
En management, nous sommes souvent tentés par une psychologisation paresseuse qui nous fait identifier le MOI au caractère : je suis ceci, cela, il est comme-ci, comme ça... Cette catégorisation simplificatrice fait s'identifier l'individu à des traits eux-mêmes déclinés en comportements ; ce serait ce qui définit la personne, ce qu'elle est, or un caractère n'est-ce pas une construction ? Depuis Aristote 10, nous savons que le caractère que nous nous sommes forgé signifie être libre d'une donnée qui n'est pas substantielle de notre personne. Selon Sartre 11 « l'existence précède l'essence », nous ne sommes rien à-priori, rien d'abord, devenir soi est une liberté, nous engageons alors notre liberté pour devenir celui que nous produisons nous-même. L'enjeu éthique n'est donc pas d'être soi, c'est plutôt d'assumer celui que « je me fais être ». Sartre 12 peut alors conclure « l'homme est la somme de ses actes ».